Le 03/03/2124
L’alimentation a toujours été structurante dans l’établissement de nos sociétés. Pourtant, il y a plusieurs décennies nos ancêtres ont abandonné aux groupes privés nationaux et internationaux la charge de les nourrir. Aujourd’hui, cette idée vous apparaît farfelue : l’alimentation est au cœur de nos débats de société. En effet, l’ensemble de la société et de la ville d’Aubervilliers s’organise pour répondre à cet enjeu. Pourtant, cela n’a pas toujours été le cas.
En effet, en 2024, l’alimentation n’était du ressort d’aucune collectivité. Ce n’était pas une compétence propre mais plutôt un champ d’action qui se situait à l’intersection de diverses compétences. Pour exemple, la commune regroupait des compétences d’urbanisme, de gestion des écoles maternelles et élémentaires, de santé, d’action sociale, de développement économique ou encore environnementales comme de gestion des eaux et des déchets. Les autres collectivités, comme le Département, couvrait des compétences de solidarité et de cohésion territoriale, notamment la lutte contre l’exclusion et la pauvreté. Et de la même façon que la mairie avec les niveaux maternels et élémentaires, la Région et le Département géraient les collèges et les lycées. De fait, très souvent, les collectivités activaient le levier de la restauration collective pour tenter de répondre aux enjeux alimentaires qui s’imposaient à eux à cette époque. D’autres compétences étaient aussi mobilisées : la compétence économique de la Région, ou la compétence d’aménagement et d’équipement des milieux ruraux du Département. Mais finalement, ces collectivités n’abordaient la question de l’alimentation uniquement au prisme de leurs différentes compétences, mais aucune n’était dotée d’une compétence propre. Ce fait signifiait alors que le sujet de l’alimentation n’était traité que de façon partielle et fragmentée. Nous, Albertivillarien·nes du Vingt-deuxième siècle, avons souhaité faire de l’alimentation un enjeu central – notamment pour répondre aux enjeux alimentaires qui se sont imposés et qui ont largement dépassé les seules questions de la sécurité alimentaire et de la salubrité.
Dès l’an 2020 de multiples crises ont remis sur le devant de la scène cette question alimentaire : la crise sanitaire du COVID que nos aïeux ont dû traverser, mais aussi la survenue de la guerre russo-ukrainienne par exemple. Et ce n’était pas seulement l’État, mais aussi un bon nombre de collectivités qui ont redécouvert la fonction de « se nourrir ». À cette époque, notre ville, précurseur sur ces problématiques, a réintroduit le concept de « maire nourricier »1 - jusqu’à la fin du XIXe siècle, le maire était garant du bon approvisionnement de la cité. C’était un véritable plaidoyer en opposition avec le système alimentaire d’alors. Et dès 2020, avec la crise sanitaire, l’enseignante-chercheuse Caroline Brand faisait le constat du retour du « maire nourricier ». Elle affirmait que « […] les mairies réorganisent la disponibilité de l’offre alimentaire. Elles pourvoient aux besoins de première nécessité des personnes vulnérables en appuyant les dispositifs d’aide alimentaire et de portage de courses. Elles défendent l’ouverture de leurs marchés, encadrent les réorganisations (la régulation des heures d’ouverture des magasins, les consignes de distanciation sociale...). Enfin, elles informent les habitants et aident à la réorganisation des acteurs par l’identification de nouveaux débouchés, des répertoires de producteurs locaux, par un appui à la recherche de main d’œuvre agricole, l’organisation de points de retraits, de plateformes logistiques... »2. Au regard de cette montée en puissance des collectivités, et plus particulièrement des mairies, autour des enjeux alimentaires, il a apparu pertinent à nos décideur.se.s d’antan de proposer la municipalité d’Aubervilliers comme échelle de développement d’une nouvelle gouvernance alimentaire.
Cette proposition, qui s’inscrivait dans une logique historique, se justifiait également eu égard aux études menées en 2016 portant sur les initiatives canadiennes et québécoises en matière de gouvernance alimentaire. Ce qui ressortait de l’étude c’était l’idée selon laquelle « l’administration municipale est pertinente comme site d’analyse et d’action sur le système alimentaire, car elle rejoint, directement ou indirectement, de nombreux champs de compétence déjà reconnus aux autorités locales et régionales : l’aménagement du territoire, le zonage, les transports, le développement économique et la gestion des déchets (Pothukuchi et Kaufman, 2000). »3. Par ailleurs, l’étude mettait également en évidence l’importance du critère de proximité, que celui-ci soit géographique ou relationnel. Si ce critère portait davantage sur la proximité entre ville et campagne, ou entre producteurs et consommateurs, il a semblé également s’appliquer entre l’échelle de l’action et l’échelle à laquelle s’exprime les besoins. En d’autres termes, il est important sinon crucial qu’il y ait une proximité géographique et relationnelle entre la municipalité et ceux.celles qu’elle se doit de nourrir. Cet argument s’inscrivait également dans une logique de participation et de démocratie locale.
Finalement, dans les années 2020, le collectif « Gourmand.e.s Gouvernant.e.s d’Aubervilliers », s’appuyant sur les travaux des étudiant.e.s de l’École d’urbanisme de Paris, proposait un dispositif de gouvernance alimentaire singulier, qui reposait sur la participation citoyenne et le rôle des municipalités dans l’approvisionnement de la cité. La ville d’Aubervilliers fut ainsi découpée en huit quartiers différents. Chaque quartier se devait d’assumer certaines responsabilités en lien direct ou indirect avec les enjeux alimentaires. Aussi, proposition fut faite de doter chaque quartier :
D’un groupe de travail communautaire dont la mission est d’explorer une diversité de sujets ;
Une commission sur l’accès à l’alimentation afin de garantir le droit à l’alimentation pour tous.tes au sein du quartier ;
Et un bureau de la logistique afin d’identifier les ressources et les besoins en matière de foncier logistique (cuisines collectives, lieux de stockage, légumeries, etc.) au sein de chaque quartier – ce faisant, chaque quartier participe à l’effort logistique d’ensemble.
En marge de ces trois instances de quartier, certains sont dotés d’une quatrième instance qui vise à réguler et gérer la production des rues agricoles. Dans la mesure où certaines rues traversent plusieurs quartiers, cette instance réunit, à la proportionnelle, des membres de chaque quartier concerné par une rue agricole.
Ces instances que vous connaissez bien, puisque certain.e.s d’entre vous y participent, subsistent encore aujourd’hui. Le schéma proposé ne visait pas à provoquer une moindre implication du gouvernement municipal, mais c’était aussi l’expression d’une volonté de reconfigurer les modes de gouvernance traditionnelle en accordant une place plus importante à la société civile. Une telle organisation, et on le constate aujourd’hui après moult années d’expérimentation, permet de développer une gouvernance à l’horizontal qui met l’accent sur l’interdépendance entre les acteurs, mais met également en valeur leur autonomie vis-à-vis de l’échelon municipal sur certaines questions4. Il a également été décidé que la participation citoyenne serait mise en valeur par la municipalité. Cette dernière a organisé la première assemblée citoyenne sur l’alimentation en 2035, et de laquelle a découlé la première Stratégie Municipale sur l’Alimentation Durable. Par ailleurs, la municipalité, dans sa volonté de développer la ville nourricière, et l’idée de retour de la figure du « maire nourricier », une direction générale portant sur l’alimentation a été créée. Ce concept de « maire nourricier » ne s’incarnant pas directement dans un individu, mais traduisant plutôt l’idée d’une nécessaire prise de responsabilité de la mairie. Aujourd’hui, cette direction chapeaute l’ensemble des directions sectorielles – direction du développement, direction de la dynamique territoriale, etc. – et donc également les actions, règlements, et stratégies développés au sein de chacune de ces instances. À certaines de ces directions sectorielles sont affectées des structures spécifiques : à l’instar du Bureau de la planification alimentaire urbaine, rattaché à la direction du développement compétente en matière d’urbanisme.
Par ailleurs, afin de dépasser les limites constatées au début du XXIe – à savoir un système alimentaire qui s’organise de manière sectorielle, voire cloisonnée -, il a été décidé que ce dispositif de gouvernance s’appuierait sur une approche concertée. Tout se passait comme si les acteur.rice.s étaient indépendant.e.s les uns des autres, et donc les enjeux alimentaires indépendants les uns des autres. Or, ce n’était évidemment pas le cas. Il a donc paru important aux « Gourmand.e.s Gouvernant.e.s d’Aubervilliers » de créer des arènes de discussion entre les différent.e.s acteur.rice.s – les différentes collectivités bien sûr, mais également les acteur.rice.s de l’aménagement, les acteur.rice.s en charge de la gestion des déchets ou de la gestion des eaux, ceux.celles de la santé, ceux.celles de l’immobilier, la société civile, les agriculteur.rices, mais aussi les acteur.rices d’un système alimentaire dit conventionnel.
En définitive, ce dispositif de gouvernance que nous concitoyens expérimentons depuis plusieurs décennies maintenant, vise à mettre au cœur de l’action les enjeux alimentaires. Par le retour de la figure du « maire nourricier », mais aussi une plus grande participation citoyenne par le développement d’instances à l’échelle des quartiers, nous croyons pouvoir parvenir à résoudre les enjeux alimentaires qui se posent à Aubervilliers.
1 Bourguinat, N. (2008). Le maire nourricier : renouvellements et déclin d'une figure tutélaire dans la France du xixe siècle. Le Mouvement Social, 224, 89-104. https://doi.org/10.3917/lms.224.0089 - lien externe
2Caroline Brand. C’est le retour du “ maire nourricier ”, les collectivités territoriales réorganisent la disponibilité de l’offre alimentaire. 2020. hal-03697715
3 Bissardon, P. & Boulianne, M. (2016). Gouvernance alimentaire territorialisée: Le cas des collectivités canadiennes. Dans : Patrick Mundler éd., Alimentation et proximités: Jeux d'acteurs et territoires (pp. 323-341). Dijon cedex: Éducagri éditions. https://doi.org/10.3917/edagri.mundl.2016.01.0323 - lien externe
4 Sabrina Melenotte. L’autonomie zapatiste : quelle gouvernance ?. Dorval Brunelle. Gouvernance : théories et pratiques, Institut d’Etudes Internationales de Montréal, UQAM, pp.176-201, 2010, 978- 2-9811798-0-7. ffhal-02567515f